Le mécanisme de prise de décision de la CITES pour le commerce de l’ivoire : perdu au milieu d’un champ de mines ?

Alejandro Nadal @anadaloficial

"Something is intrinsically wrong with the way in which the debate around the "decision-making mechanism" (and on ivory trade, for that matter) has been framed." Photo by PJ KAPDostie via Wikimedia Commons
Quelque chose est intrinsèquement mal avec la façon dont le débat autour de la« mécanisme de prise de décision “(et sur ​​le commerce de l’ivoire, d’ailleurs) a été formulée. Photo : PJ KAPDostie via Wikimedia Commons

Au moment de décider de l’avenir du commerce de l’ivoire, les organes directeurs de la CITES sont pris entre deux feux, entre les pays qui veulent ce commerce et ceux qui veulent l’interdire.

Pour l’heure, ils n’ont pas encore décidé la libéralisation totale du commerce. Pourquoi alors, face à l’explosion actuelle du braconnage, trouveraient-ils judicieux de consacrer du temps à négocier un mécanisme de prise de décision pour le commerce de l’ivoire ? La seule raison plausible est que cela leur permettrait d’être immédiatement opérationnels une fois la décision prise (si elle l’est). Mais s’il peut être sage de se préparer dans certaines circonstances, sauter dans le train en marche n’est pas la meilleure stratégie si c’est pour tomber et se retrouver au milieu d’un champ de mines.

En 2007, dans le cadre d’un compromis incluant la vente de 108 tonnes d’ivoire à la Chine et au Japon suivi d’un moratoire de neuf ans sur tout autre proposition commerciale, la Conférence des parties de la CITES (CoP) a demandé au Comité permanent de proposer un mécanisme de prise de décision pour un processus du commerce de l’ivoire sous l’égide de la CoP. Un an après, le Comité permanent rédigeait le cahier des charges pour la réalisation d’une étude indépendante.

Confiée à un groupe de consultants, cette étude a été rendue en juillet 2012. Mécontentes, maintes parties signataires de la CITES et des ONG ont critiqué le rapport des consultants pour non-respect du cahier des charges défini par le Comité permanent. Ce jugement était fondé et toute critique ultérieure de ladite étude équivaudrait à un acharnement inutile. Mais là n’est pas le seul problème.

Le principal problème est que le cahier des charges présentait dès le départ de nombreuses lacunes, révélant par là des anomalies fondamentales dans la manière dont le débat a été mené autour du « mécanisme de prise de décision » (et du commerce de l’ivoire en général).

Il n’a pas été inclus dans le cahier des charges d’analyse économique de la structure et de la dynamique du marché de l’ivoire. Adoptant essentiellement un point de vue de gestionnaire (comme si les problèmes posés par l’organisation d’un commerce légal de l’ivoire étaient uniquement de nature administrative), le cahier des charges a ignoré les principaux problèmes des marchés, méconnaissant le fait que les marchés ne sont pas des mécanismes autorégulateurs, que les négociants ne sont pas des agents passifs et ignorant la dynamique qui préside aux processus de formation des prix sur les marchés réels. En réalité, il n’a accordé aucune importance au rôle joué par les prix dans le transfert de rentabilité d’un bout à l’autre de la chaîne de valeur, méprisant les liens complexes qui unissent les marchés légaux et illégaux. Il n’a pas tenu compte du rôle des barrières à l’entrée, des économies d’échelle et de gamme, ni de l’intégration verticale et horizontale, autant de moteurs essentiels du pouvoir de marché et de la formation des prix et des profits. Enfin, il a omis de présenter la dynamique de la demande, son développement et l’évolution des préférences des consommateurs.

Comment prendre des décisions politiques concernant le commerce de l’ivoire sans tenir compte de ces enjeux ? Cela me paraît être un exercice périlleux pour trois bonnes raisons au moins.

La première est qu’il n’est pas possible de garantir que les prix de l’ivoire évolueront comme prévu. Les partisans d’une solution axée sur le marché supposent généralement que les prix descendront avec l’augmentation et la stabilisation de l’offre et lorsque le marché légal prendra le pas sur le commerce illégal. Or, rien ne garantit qu’il en ira ainsi. Le pouvoir de marché d’un bout à l’autre de la chaîne de valeur peut empêcher les prix de s’effondrer sur les marchés intermédiaires et finaux. Sans tenir compte des structures du marché ni de la dynamique de formation des prix, il est impossible de prédire l’issue d’une offre légale renouvelée d’ivoire et encore moins de la contrôler.

La deuxième raison est qu’une entente basée sur le marché requiert un contrôle de l’offre. Sans cela, le commerce légal ne sera pas capable de maîtriser le marché illégal. Si l’offre officielle est par exemple axée sur quatre ou cinq pays du sud de l’Afrique mais que d’autres sources d’approvisionnement subsistent dans dix ou quinze autres pays d’Afrique, le marché illégal restera bien approvisionné et les négociants de ces pays jouiront d’une grande autonomie dans leurs stratégies de développement du marché. De graves asymétries en termes de capacités et le statut des populations d’éléphants laissent supposer que le contrôle de l’offre sera en grande partie voué à l’échec, au détriment des populations les plus menacées.

La troisième raison enfin est l’absence d’informations fiables sur la taille et la dynamique de la demande. En effet, il existe aujourd’hui encore une grande lacune d’informations concernant l’évolution des préférences des consommateurs, sans parler de la question fondamentale de la réponse à la demande de changements des prix et du statut légal de l’ivoire sur les marchés asiatiques. Il s’agit là de l’un des principaux dangers d’une politique visant à faire baisser les prix pour faire reculer le braconnage. Il existe bien un risque d’alimenter l’expansion de la demande à travers des prix de l’ivoire bas et le sentiment d’une offre constante, ce qui pourrait entraîner un marché légal envahi par une demande démesurée constante.

Tous ces problèmes devraient être pris au sérieux et la recherche de solutions devrait être l’une des priorités premières de la CITES.

Pour conclure, une politique de l’ivoire basée sur le commerce comme moyen de conserver les éléphants est de la folie pure. Si elle parvient à faire baisser les prix, la demande risque d’augmenter dangereusement, entraînant de terribles conséquences, mais si les prix ne baissent pas, le braconnage restera important. Étant donné le développement du marché de l’ivoire et le fait que des populations d’éléphants continuent d’être décimées, le résultat de cette politique reviendra à devoir choisir entre la peste et le choléra (prix élevés et prix bas).

Les éléphants – et la vie sauvage – méritent mieux que d’être transformés en matière première pour une entreprise à but lucratif dénuée de sens. L’explosion actuelle du braconnage suscite un vif débat politique. Vouloir encourager et adopter des politiques axées sur le marché sans disposer des informations nécessaires reviendrait à laisser les éléphants au milieu d’un champ de mines d’intérêts économiques majeurs.

Remarques:

Le commerce international de l’ivoire à des fins commerciales a été interdit en 1989 par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). Depuis cette date, deux ventes « exceptionnelles » de stocks d’ivoire ont été organisées en Afrique du Sud en 1999 et en 2008.

La CITES compte 180 pays signataires. Le Comité permanent, son organe exécutif, se réunira à Genève la semaine prochaine, du 7 au 11 juillet. Le mécanisme de prise de décision pour un processus de commerce de l’ivoire fait partie des questions qui y seront débattues.

Alejandro Nadal : Centre for Economic Studies, El Colegio de México and Chair of the Theme on the Environment, Macroeconomics, Trade and Investment (TEMTI) of CEESP-IUCN. Mentions légales habituelles applicables.

Cf. notification aux parties n° 2011/046 in www.cites.org/eng/notif/2011/E046.pdf


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